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✝ Gloom in Bloom IV ✝
25 juin 2010

Ballbusters

*

Ma rencontre avec la Douleur est survenue une petite heure après mon oral de cinéma. (Qui fut par ailleurs l'une des plus grandes déceptions de ma vie. Non, messieurs les examinateurs, je ne servais pas le café sur le tournage de La Mort aux Trousses et je n'étais pas intime avec Hitchcock. Et si vous n'avez rien compris au propos de mon film, n'allez pas en inventer un... connards.)

Donc. En rentrant chez moi, mortifiée, je trouve dans le hall, ô ravissement! un colis à mon nom en provenance des États-Unis... Hop, hop, je cherche un endroit isolé dans la maison pour être en paix. Et une fois seule, religieusement, j'ouvre le Précieux. Mes Demonia sont arrivées.

Avec émotion, je chausse le pied droit. "Poc." Uh? "Poc"? Mais oui. "Poc" comme le bruit de mon orteil qui se cogne vigoureusement au bout rigide de la chaussure. Et merde. Je la sentais venir, celle-là. Une demi-taille trop petites. Et la semelle fait 7,5 centimètres. Et elles font 500 grammes chacune, facilement.

Et pourtant, j'admire avec béatitude ce cuir noir verni, cet arrondi parfait, cette semelle audacieuse... Mes pieds me paraissent petits et féminins. Mes jambes ont pris dix centimètres et une cambrure que je ne leur connaissais pas. Il faut savoir que ces trois dernières années, je n'ai porté que Dr. Martens et rangers. Des chaussures qui maintiennent la cheville, musclent les cuisses, constituent des armes redoutables contre beaucoup de dangers situés au ras du sol, imposent une distance de sécurité, permettent d'ouvrir les portes avec violence et désinvolture. Des pompes qui permettent de faire abstraction du pied en lui-même, voire de la jambe. L'équivalent peton de l'uniforme militaire, en somme : peu importe ce qu'il y a à l'intérieur, pourvu que ce soit résistant à l'extérieur.

Alors que là... Je souffre. A chaque pas je souffre. Mes pieds vivent un Ballbustersenfer, les os compressés, la cheville vulnérable à dix centimètres du sol. L'effort du soulèvement et du maintien de l'équilibre tire mes épaules en arrière, fige mon dos, tend mes jambes. A chaque instant, je réfléchis au mouvement de mes jambes. Surtout, paraître aussi assurée que possible. Sinon c'est la mort. Une créature distinguée ou une sous-merde, ça se joue à une seconde près lorsque la semelle touche le sol.

En même temps que des objets de désir, mes pieds sont devenus une source de douleur continue, impossible à négliger. Un corset pour pied. Oui, vraiment, un corset. Un faux mouvement, et l'illusion s'effondre ; le corps constamment au bord de l'évanouissement, l'air trop rare entre les côtes artificiellement serrées ; mais quelle grâce, quelle prestance dans une taille emprisonnée par la discipline des baleines!

C'est sans nul doute avec un plaisir immense que je retrouverai le cocon familier de mes rangeos, celles dans lequel le quart inférieur de mon corps est caché et protégé. En attendant, mon ego m'interdit de perdre cette bataille contre les compensées démoniaques. A force de persévérance, je les maîtriserai. Pour la première fois de ma vie, j'ai l'occasion d'aimer mes pieds en les dévoilant un tant soit peu. En fait, ces chaussures représentent pour moi l'objet sado-masochiste ultime. D'un côté la rigidité du cuir, le poids de la semelle, et cette douleur permanente dans la chair : la soumission choisie. De l'autre cette aspect massif, ce talon uniformément haut, et la certitude de pouvoir écraser une main d'enfant, voire un petit chat en posant un pied sur le sol avec autorité. Ça ne fait très certainement fantasmer que moi. Mais qu'importe après tout. Si je dois symboliquement martyriser les parties génitales d'un mâle dominant ou broyer au sol le visage d'une rivale, je le ferai aussi bien qu'avec des Invaders, et en souffrant... Mais avec plus d'élégance.

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